La lumière, cette force obscure

Photo de Luxembourg-Ville la nuit, prise en décembre 2019 (Photo : Tania Feller)
La quasi-totalité de la population mondiale vit aujourd’hui sous un ciel pollué par la lumière artificielle. Une situation qui n’est pas sans conséquence sur la santé et l’environnement. Nous avons interrogé des spécialistes et des citoyens luxembourgeois sur nos habitudes à revoir.

Lampadaires, enseignes lumineuses, vitrines et bureaux perpétuellement allumés… Aujourd’hui, il faut se rendre dans des contrées retirées pour pouvoir véritablement profiter d’une nuit noire et admirer en toute quiétude la voûte céleste tant notre ciel nocturne est altéré par la lumière artificielle. Selon la revue scientifique Science Advances, qui a publié en 2016 un atlas mondial de la luminosité nocturne, un tiers de l’humanité ne voit en effet plus la Voie lactée, dont 60 % d’Européens et près de 80 % des Nord-Américains. Pis, «83 % de la population mondiale et plus de 99 % de la population des États-Unis et européenne vivent dans des régions où le ciel nocturne dépasse le seuil fixé pour le statut de ciel pollué».

Ce sont les astronomes qui les premiers, dès les années 1980, ont mis en avant la problématique de la pollution lumineuse, les éclairages artificiels masquant la lumière des étoiles. Pour l’Union astronomique internationale, il y a pollution lumineuse lorsque la lumière artificielle est supérieure à 10 % de la lumière naturelle de la nuit.

Droit à un ciel non pollué

Mais l’état dégradé de notre ciel ne nuit pas seulement à l’observation des astres célestes, bien au contraire. C’est l’ensemble de l’écosystème qui s’en trouve affecté.

Outre le gaspillage d’énergie (lequel implique une production plus importante qui peut elle-même avoir des conséquences environnementales et économiques), une lumière artificielle trop intense ou trop dense fait perdre leurs repères à bon nombre d’animaux, tels que les insectes et certains oiseaux, et même dérégler leurs horloges biologiques et avoir un impact sur leur physiologie et leur reproduction.

Ainsi, les insectes, attirés par la lumière, s’épuisent autour des points lumineux, au point d’en oublier de manger ou de copuler. Un exemple alarmant parmi d’autres : les vers luisants, qui ont presque disparu, les mâles ne repérant plus les femelles qui émettent de la lumière pour les attirer.

Quant aux oiseaux, du fait de l’abondante lumière artificielle, «ils commencent à être actifs pendant la nuit, ce qui réduit leur temps de récupération et de sommeil. Ils ont donc moins d’énergie pour se chercher à manger la journée, et ils ont aussi tendance à produire moins d’œufs», explique Laurent Spithoven, chef de projet au parc naturel de l’Our, lequel s’est engagé au sein d’un projet européen à réduire la pollution lumineuse (article en lien). Les oiseaux migrateurs qui s’orientent avec la lune ou les étoiles ne sont pas en reste : «Désorientés par l’éclairage artificiel, ils font des détours et n’ont plus assez d’énergie pendant leur trajet».

La terre vue de l’espace, la nuit (Photo d’illustration : AFP)

Même les poissons subissent les effets pervers d’un éclairage trop envahissant, que celui-ci soit installé directement dans l’eau ou qu’il se réverbère simplement sur la surface, la lumière attirant le plancton, lequel délaisse alors d’autres zones pour se concentrer sur les zones illuminées. Même le cycle de floraison des végétaux peut être décalé !

Mais la faune et la flore ne sont pas les seuls à subir directement les effets négatifs de la lumière nocturne artificielle. L’être humain, de plus en plus citadin, est aussi touché de plein fouet par le phénomène, à l’instar de Gabrielle, qui vit au Pfaffenthal depuis une quinzaine d’années : «Il ne fait jamais noir chez moi. Les façades de ma rue sont classées au patrimoine mondial de l’Unesco, nous ne pouvons donc pas poser de volets. La lumière de l’éclairage public et celle de l’ascenseur ne sont pas complètement occultées par les stores. Il y a aussi deux restaurants avec des néons et des spots qui éclairent complètement la façade. Et puis, du coup, on entend aussi les oiseaux chanter toute la nuit.» Résultat? «J’ai le sommeil plus léger», reconnaît la jeune femme.

Avec toutes les conséquences, parfois dramatiques, sur la santé que le manque de sommeil peut impliquer. La lumière a en effet un impact sur la biologie même de l’homme, comme le rappelle Laurent Spithoven : «Elle participe à la production de la mélatonine, l’hormone qui régule la fatigue. Or cette production diminue lorsqu’il y a trop de lumière artificielle, ce qui a des conséquences sur le sommeil et génère donc un stress.» Lequel est susceptible d’entraîner maladies cardiovasculaires, prise de poids, vieillissement prématuré…

Adapter l’éclairage de nuit

Faut-il pour autant tout éteindre ? Gabrielle, même gênée par l’éclairage public permanent, ne souhaite pas arriver à une telle extrémité. «La lumière apporte un sentiment de sécurité. Mais on peut peut-être l’adapter. Par exemple, l’ascenseur du Pfaffenthal ferme à une heure du matin. Pourquoi les lumières restent-elles allumées toute la nuit? De même pour les décorations de Noël. Ou le pont rouge. On est dans une commune censée être verte».

Pas question non plus de supprimer complètement la lumière artificielle pour Laurent Spithoven : «Nous avons besoin de sécurité sur les routes ou au travail, mais aussi pour garantir une certaine qualité de vie, et même pour mettre en valeur l’architecture des villes. Seulement, il faut le faire de manière plus appropriée. Par exemple, pour ce qui est des bâtiments, parfois de gros spots sont dirigés sur les monuments. Il faut en fait orienter la lumière du haut vers le bas, afin qu’elle ne se diffuse pas partout».

Pour ce qui est de l’éclairage des rues, l’une des premières solutions envisagées déjà par de nombreuses communes du pays est d’adopter des lampadaires orientés vers le sol (et non plus en boule par exemple) afin de limiter la diffusion de la lumière, mais aussi de remplacer les ampoules traditionnelles par des leds. Avec un bémol toutefois. «Le spectre électromagnétique est très important en matière de pollution lumineuse», explique Laurent Spithoven. «Or la lumière bleue – la même que celle diffusée par nos écrans et qui perturbe notre sommeil –, correspond à des températures très élevées. Et avec les leds, on augmente cette lumière bleue. Mais la technologie a fort heureusement évolué et les toutes nouvelles leds permettent de diminuer les températures».

Une solution qui a été envisagée par la commune d’Esch-sur-Alzette, signataire du Pacte climat, destiné à promouvoir les mesures d’une politique durable de l’énergie et du climat. La commune a en effet décidé d’«illuminer de façon plus appropriée la rue de l’Alzette».

Celle-ci a en effet «récemment été adaptée avec le montage de nouveaux lampadaires du type led», déclare Ady Emering, directeur des services industriels de la commune d’Esch. «Les alentours de la rue de l’Alzette, tout comme le reste de la ville, seront modifiés au fur et à mesure que les chantiers de renouvellement des rues seront entamés». De gros travaux de réfection devraient en effet commencer en 2023, qui prendront en compte les nouvelles mesures et avancées en matière de limitation de la pollution lumineuse.

L’installation de détecteurs de mouvement sur les lampadaires, qui s’allumeraient ou augmenteraient l’intensité de la luminosité en fonction du passage, peut être envisagée, mais seulement «sur des chemins piétonniers ou de mobilité douce, entre villages», précise Ady Emering. «Dans la ville même, avec le trafic régulier dans toutes les rues, ils ne feraient que transformer la ville en discothèque. Par contre, il est prévu de pouvoir diminuer la luminosité dans diverses rues (comme la rue de l’Alzette) de quelque 20 à 30 % pendant la nuit par exemple, quand le trafic est moindre. Les travaux ont déjà commencé il y a deux ou trois ans, et se poursuivront dans les années à venir. Actuellement, on estime que la transition sera aboutie d’ici cinq ans».

Une prise de conscience parfois tardive. L’enjeu est tel que l’Unesco avait intégré dès 1992 dans sa déclaration sur la sauvegarde des générations futures un volet spécifique au droit et à la conservation du ciel et de sa pureté : «Les générations futures ont droit à une Terre et à un ciel non pollués».

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